Les musées et la photographie : quelques observations

Carol Payne

Aujourd’hui, les photographies sont des outils fondamentaux au moyen desquels les musées gèrent les collections, fournissent des informations didactiques, font leur propre promotion et mobilisent le public; pour leur part, les visiteurs participent souvent à la vie des musées grâce aux lentilles photographiques et aux médias sociaux. La photographie est essentielle dans les musées canadiens. Le Musée canadien de l’immigration du Quai 21, par exemple, donne un visage aux milliers d’immigrants arrivés à Halifax grâce à des portraits photographiques; Au-delà du regard, l’actuelle exposition du Musée canadien pour les droits de la personne, utilise paradoxalement des appareils photo de téléphone intelligent et de nouvelles applications logicielles pour rendre des expositions visuelles accessibles aux malvoyants, et à travers le pays des photos numériques documentent des myriades de collections d’objets, les mettant à la disposition du public sur place et en ligne. 

Média visuel le plus populaire du début du XXIe siècle, la photographie est omniprésente dans les pratiques artistiques, culturelles, historiques et scientifiques qui sont au cœur de la mission des musées. Ceux-ci ainsi que d’autres établissements culturels et des festivals à l’échelle de la ville font de plus en plus des photos un moyen d’expression, de communication et de signification culturelle clé.

Je présente dans cet essai quelques observations sur l’histoire des collections photographiques et sur les nouveaux développements relativement aux musées canadiens et à la photographie. J’examinerai quelques exemples et tendances, et j’espère que ces remarques préliminaires susciteront de l’intérêt envers la relation croissante et dynamique entre les musées canadiens et les photos en ce moment important.

Une arrivée tardive dans les musées

La vague actuelle d’expositions, festivals et collections photographiques est un phénomène international relativement récent. Les spécialistes britanniques Elizabeth Edwards et Christopher Morton ont fait observer récemment : « Les photos sont arrivées tard dans les musées »; généralement, elles « occupaient un espace ambigu entre biens institutionnels et personnels, entre documents historiques et documents éphémères ou jetables, sur le plan à la fois matériel et intellectuel »1. Il y a eu des exceptions notables, dont le Museum of Modern Art et George Eastman House, International Museum of Photography. Les musées traitaient généralement les photographies comme des documents utilitaires de peu d’importance. Elles étaient appréciées pour leur apparence de réalité plutôt que comme des objets dignes par nature d’être collectionnés, exposés et analysés.

Au cours des années 1960 et 1970, les musées — particulièrement les musées d’art — ont commencé à collectionner et exposer des photographies de façon plus délibérée. Ce nouvel intérêt reflétait l’introduction contemporaine dans les écoles des beaux-arts de la photographie en tant qu’art pratiqué en atelier, et l’adoption sans équivoque de la photographie par le marché de l’art à l’époque. Le Victoria & Albert Museum, le Metropolitan Museum of Art, le Musée national d’art moderne du Centre Pompidou et le Museum Folkwang figurent parmi les nombreux musées d’art qui ont constitué des collections de conservation de photos à l’époque2. Le lien entre la pratique photographique et les musées d’art (ainsi que, plus généralement, la discipline de l’histoire de l’art) a influencé les façons dont les photos ont été présentées et comprises pendant des années. La photographie est un moyen d’expression remarquablement interdisciplinaire, et dans une grande mesure vernaculaire, dont les applications vont des images de surveillance aux souvenirs personnels et au photojournalisme et à la publicité, mais elle a été plus souvent présentée par les musées strictement comme une forme d’expression esthétique personnelle. Les musées ont abordé la photographie par le biais de méthodes d’histoire de l’art conventionnelles, mettant l’accent sur la technique, proposant un langage formel distinct de la photographie, et établissant des règles d’évaluation pour d’héroïques photographes individuels. Même l’International Center of Photography de New York, établissement consacré aux images documentaires et au photojournalisme, a approché la photographie pendant de longues années en fonction des principes de l’histoire de l’art. Souvent, les riches débats critiques sur la photographie — de la part d’universitaires et d’intellectuels tels que Roland Barthes, Pierre Bourdieu, Susan Sontag, John Tagg, Martha Rosler et beaucoup d’autres — étaient en contradiction avec les collections de photos d’art.

Création de collections et d’expositions de photographie canadienne

Au Canada, la relation de la photographie avec les musées depuis les années 1960 reflète certains aspects de l’histoire internationale abordés ci-dessus, tout en s’éloignant dans d’autres cas des approches liées à l’histoire de l’art. Comme Andrea Kunard et moi l’avons dit dans un ouvrage en 2011, The Cultural Work of Photography in Canada, les trois collections fédérales de photographie les plus influentes ont été celles de Bibliothèque et Archives Canada (BAC), du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) et du Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC)3.

Avec plus de 20 millions d’objets photographiques, BAC possède sans conteste une des plus grandes collections photographiques du pays4. BAC a également influencé l’étude de la photographie historique au Canada en préconisant une approche sociohistorique embrassant un vaste éventail de pratiques photographiques, dont l’approche vernaculaire5. De cette manière, BAC a contesté l’hégémonie des approches de la photographie liées à l’histoire de l’art. Ses expositions en ligne ainsi que des présentations matérielles périodiques et des publications ont fourni des modèles pour le traitement des photos comme des artefacts historiques importants. On peut en constater l’influence, pour ne donner que trois exemples, dans des expositions à The Rooms, à St. John’s (Terre-Neuve), dans l’importante collection du Musée McCord, à Montréal, et dans des expositions récentes à Presentation House, à Vancouver.

En 1967, le MBAC a créé une collection de photographies6. S’inspirant en partie du Museum of Modern Art et de George Eastman House, International Museum of Photography and Film, elle est à bien des égards une collection photographique classique de musée d’art. De portée internationale, elle est particulièrement riche pour ce qui est de la photographie britannique et française du XIXe siècle et de la photographie américaine du XXe siècle. Toutefois, la collection s’étend au-delà de ces régions et s’y trouve incluse la photographie canadienne vue dans un contexte international. Au début de son histoire, le MBAC — sous la direction du premier conservateur de la photographie, James Borcoman, — a choisi de se concentrer sur l’œuvre de photographes individuels. En conséquence, il s’est constitué une collection précieuse pour l’enseignement et la recherche.

Le MCPC a été créé comme musée en 19857; toutefois, il est issu du Service de la photographie de l’Office national du film, qui a lui-même vu le jour en 19418. À partir des années 1960, l’Office national du film a établi d’ambitieux programmes d’expositions de photographies, de tournées et de publications. Le MCPC, qui faisait la promotion de l’œuvre des photographes canadiens — tant documentaristes qu’artistes-photographes —, en a étendu la portée dans une collection d’environ 160 000 photos et œuvres utilisant la photographie. De 1992 à 2006, le MCPC a été abrité dans un espace prévu à cette fin le long du canal Rideau, à Ottawa. Il se trouve maintenant au Musée des beaux-arts du Canada.

Bien que la vision des établissements fédéraux ait été prépondérante, les musées régionaux, les galeries d’art et les centres d’art autogérés façonnent également les collections et les expositions de photos depuis les années 1970. Presentation House (Vancouver), le Banff Centre, la Photographers Gallery à Saskatoon (maintenant Paved Art + New Media), la Gallery 44 de Toronto et le Toronto Photographers Workshop, les centres Vox et Dazibäo à Montréal et Vu à Québec sont parmi les centres de photographie régionaux les plus influents. D’importants musées d’art urbains — notamment la Vancouver Art Gallery, le Musée des beaux-arts de l’Ontario et le Musée des beaux-arts de Montréal — ont également commencé à mettre sur pied d’importantes collections de photos au cours des dernières années, tandis que des établissements axés sur l’histoire, comme le Glenbow Museum et ce qui est maintenant le Musée canadien de l’histoire, ont commencé à exposer de façon plus importante leurs collections de photos. Au cours des récentes années, la renommée croissante sur la scène internationale d’artistes-photographes canadiens contemporains a également eu une incidence sur les pratiques en matière d’établissement de collections. Celles-ci comprennent l’œuvre de photographes conceptualistes de Vancouver comme Jeff Wall, Ken Lum et Stan Douglas, ainsi que celle de Jin-me Yoon, des réflexions photographiques sur le corps et la construction du genre par des artistes du Québec tels que Sorel Cohen, Evergon et Geneviève Cadieux, et les réflexions bien connues de Lynne Cohen sur l’artifice et l’illusion dans les environnements humains.

La photographie et les musées aujourd’hui

Aujourd’hui, la photographie occupe une place incontestable dans les musées et autres établissements culturels canadiens. À vrai dire, il serait difficile d’imaginer qu’un établissement voué aux expositions et aux collections ne prenne pas au sérieux le pouvoir de communication et l’importance culturelle de la représentation photographique. Nombre d’établissements, d’événements et d’organisations, partout au pays, ont contribué à l’intérêt accru que suscite la photographie depuis tout récemment.

On peut constater un regain d’intérêt envers diverses formes de photographie et l’émergence de nouvelles approches dans divers établissements de moindre envergure dans l’ensemble du pays. Nombre de ceux qui participent au projet Histoires de chez nous du Musée virtuel du Canada, par exemple, utilisent des photos pour raconter leurs propres histoires locales.

Véritable innovation, les photos sont également de plus en plus utilisées par des musées et diverses organisations pour rendre des photos historiques d’Autochtones prises par des colons aux descendants de ceux qu’elles représentent. Un exemple en est l’œuvre pionnière du photographe et conservateur onondaga Jeff Thomas. Son exposition itinérante sur les pensionnats intitulée Where are the Children?, pour la Fondation autochtone de l’espoir, revisite les images historiques afin d’attirer l’attention sur l’incidence dévastatrice de l’expérience des pensionnats sur les peuples autochtones. De même, Un visage, un nom, le projet bien connu réalisé conjointement par BAC et diverses communautés inuites, a permis de reconsidérer des centaines de photos de la vaste collection des archives d’un point de vue inuit. Plus récemment, des musées sur la colonisation de partout au pays se sont également joints à des projets de retour de photos en collaboration avec des communautés autochtones. Par exemple, la collaboration du Whyte Museum of the Rockies’ avec la nation Ĩyãħé Nakoda a donné naissance au projet « Recognizing Relations ».

Des festivals urbains récents consacrés à la photo ont également joué un rôle important pour amener le public à considérer la photo comme un objet culturel grâce à la participation d’établissements voués aux collections et aux expositions. La biennale montréalaise Le mois de la photo, qui a été créée en 1989 par le centre autogéré Vox, a joué un rôle de pionnière, se forgeant une réputation internationale en tant que lieu d’exposition important. À Toronto, le Scotiabank Contact Photography Festival a été lancé en 1997 avec vingt petites expositions. Comme « Le mois.. », Contact jouit maintenant d’une réputation internationale. Célébrant son 20e anniversaire, Contact 2016 présentera environ 200 expositions avec la participation de tous les principaux établissements de la ville, dont le Musée des beaux-arts de l’Ontario.

Deux changements récents ont également contribué à valoriser le profil muséologique de la photographie au Canada. En 2012, l’Université Ryerson a ouvert le Ryerson Image Centre (RIC), établissement de collecte, d’enseignement, de recherche et d’exposition consacré à la photographie et aux nouveaux médias. La vaste collection du RIC comprend la collection Black Star riche de 300 000 nouvelles images, et la Berenice Abbot Archive. Le mandat et la politique du RIC en matière de collections ont évolué pour dépasser les approches historiques de l’art conventionnel, afin d’inclure un éventail de médias et d’images vernaculaires.

À la fin de novembre 2015, le MBAC a annoncé la création de l’Institut canadien de la photographie (ICP), qui devait être « un chef de file mondial dans le domaine des études photographiques et offrir un programme actif, une collection accessible, un pôle de recherche et un portail numérique pour l’implication des universitaires et du public »9. L’ICP regroupera les documents photographiques que possèdent déjà le MBAC et le MCPC, ainsi que les nouvelles acquisitions de l’Archive of Modern Conflict (AMC), collection de photos constituée par David Thomson, président de l’agence de presse Thomson Reuters. L’AMC, qui réunit un éventail divers de photos de reportage et de photos vernaculaires, incite les collections du MBAC et du MCPC à emprunter de nouvelles voies.

Alors que le plein effet de l’ICP commence tout juste à se faire sentir, il est évident que ce projet, les programmes en cours au RIC, au Mois de la Photo et à Contact, et d’autres activités récentes à travers le pays démontrent que la photographie, qui a fait une entrée tardive dans les musées, fait maintenant partie intégrante des musées canadiens.

Carol Payne est professeure agrégée en histoire de l’art à l’Université Carleton et ex-conservatrice au Musée canadien de la photographie contemporaine. Elle est l’auteure de l’ouvrage The Official Picture: The NFB’s Still Photography Division and the Image of Canada, 1941-1971 (2013) et coauteure, avec Andrea Kunard, du livre The Cultural Work of Photography in Canada (2011).

Merci à Andrea Kunard pour ses suggestions rédactionnelles.

Notes
1. Elizabeth Edwards et Christopher Morton, « Between Art and Information: Towards a Collecting History of Photographs », dans Elizabeth Edwards et Christopher Morton (sous la dir. de), Photographs, Museums, Collections: Between Art and Information. (Londres, Bloomsbury, 2015), p. 14, p. 12.
2. Bien sûr, on trouve aussi des photos dans des musées d’histoire, d’ethnographie et de sciences. Toutefois, jusqu’à relativement récemment, ces établissements se servaient normalement des photos comme de documents plutôt que comme des objets intéressants en eux-mêmes. Des travaux récents d’historiens reconnaissent ce fait occulté. Voir Edwards et Morton (sous la dir. de). Photographs, Museums, Collections.
3. Andrea Kunard et Carol Payne, « Writing Photography in Canada: A Historiography », dans Payne et Kunard (sous la dir. de), The Cultural Work of Photography in Canada. (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2011), p. 232-236;
4. Joan M. Schwartz, « The National Archives of Canada », History of Photography. Numéro spécial sur la photographie au Canada. Publié sous la dir. de Joan M. Schwartz. (Été 1996), p. 166-171.
5. Kunard et Payne, « Writing Photography in Canada », p. 232-234.
6. Ann W. Thomas, « The National Gallery of Canada », History of Photography. Numéro spécial sur la photographie au Canada. Publié sous la direction de Joan M. Schwartz. (Été 1996), p. 171-174.
7. Martha Langford, « The Canadian Museum of Contemporary Photography », History of Photography. Numéro spécial sur la photographie au Canada. Publié sous la direction de Joan M. Schwartz. (Été 1996), p. 174-180.
8. Carol Payne, The Official Picture : The National Film Board of Canada’s Still Photography Division and the Image of Canada, 1941-71 (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2013).
9. http://www.gallery.ca/cpi/

 
  Ce rapport muséologique a été rendu possible grâce au financement du Gouvernement du Canada. Ce rapport a été également publié dans le magazine Muse, numéro juillet/août 2016